D’origine roumaine, Gherasim Luca (1913-1994) noua dès le début des années 1930 des liens étroits avec les milieux artistiques français, au premier rang desquels le groupe des surréalistes, avant de s’installer définitivement en France en 1953. Qualifié par Gilles Deleuze de « plus grand poète de langue française », Luca développa une œuvre d’« héros-limite », pour reprendre le titre d’une de ses œuvres (1953), où la déconstruction du langage est fondée sur le refus des catégories politiques, identitaires ou éthiques et le recours, vingt-cinq ans avant Deleuze et Félix Guattari, à la notion d’anti- Œdipe. Son parcours atypique, où le processus créatif est indissociable de sa vie personnelle, le conduisit naturellement à transposer dans les arts visuels ses expérimentations poétiques. Luca se lança en particulier à partir de 1945 dans une série de collages fabriqués à partir de photos d’illustrations diverses ou, encore et surtout, de reproductions de tableaux, découpées en carrés d’égales dimensions. Luca collait ensuite ces carrés côte à côte, de façon à constituer une nouvelle image, inédite et surprenante, suivant une démarche profondément inspirée par les surréalistes. Il donna à ces œuvres le nom de « cubomanie », une manière de rappeler le rôle fondateur de la forme carrée mais aussi probablement une façon de se moquer des héritiers du cubisme.
Au-delà de l’influence des surréalistes et de celle de la scandaleuse L.H.O.O.Q de Marcel Duchamp (Musée national d’art moderne, Paris, 1919), les « cubomanies » de Luca mettent en scène un dialogue personnel avec les plus célèbres œuvres d’art du passé, de Léonard de Vinci aux frères van Eyck, en passant par Caravage et Ingres. Dans cette œuvre, Gherasim Luca prend pour point de départ une des peintures les plus connues d’Hans Holbein, la Madone de Darmstadt (1527), dénommée également La Vierge et l'Enfant avec la famille du bourgmestre Meyer, qui, aujourd’hui en main privée et exposée à Schwäbisch Hall, était à l’époque présentée au Schlossmuseum de Darmstadt. Luca utilise ici de manière particulièrement virtuose les procédés de reproduction et de recadrage des œuvres qui font l’originalité de ses cubomanies puisqu’il recourt à deux reprises et suivant un découpage différent au motif de la jambe du fils du commanditaire, ainsi qu’à trois reprises à celui de la ceinture rouge de la vierge. Ainsi recomposés, disposés à l’endroit ou à l’envers, ces détails figuratifs prennent un caractère profondément abstrait que renforce l’opposition entre le noir et le rouge, ainsi que les continuités nouvelles que Luca propose en associant des éléments de taille et de couleur identique. Mieux encore, les formes se prolongent dans le noir du support, suggérant le caractère inachevé de l’œuvre qui peut ainsi se poursuivre dans l’imagination du spectateur. Le travail autour des « cubomanies » de Luca trouve du reste une résonnance particulière avec celui d’Holbein qui est célèbre pour avoir recouru au pouvoir onirique de la déformation des formes en plaçant une anamorphose au centre des Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), son œuvre la plus célèbre.